En plus de trente ans de jeux vidéo, on en a vu passer des thématiques. Tous les prétextes sont bons pour nous faire appuyer sur des boutons. Mais les domaines de l’introspection, de la psyché, voire de la santé mentale restent assez marginaux. Si on avait un moyen d’explorer nos inconscients, est-ce que le jeu vidéo ne serait pas la voie royale pour y accéder?
Parce que Freud, lui, disait que cette voie royale est les rêves. Mais l’Autrichien barbu (pas le moustachu) n’avait pas encore accès à la technologie du futur! Decarnation est un jeu qui nous permet d’accompagner une jeune femme face à ses « démons intérieurs ». N’y voyez pas là une citation digne de figurer sur un compte Instagram de développement personnel, mais une réelle confrontation avec un monde horrifique interne. Voilà un parti pris qui a immédiatement piqué ma curiosité.
Seno ekto gamat !
Si vous n’aviez pas suivi ma première rencontre avec Decarnation et le directeur de son studio, Atelier QDB, sachez que c’était lors de la Gamescom 2022. Je m’attendais à un jeu d’horreur gore et c’est sur de l’horreur psychologique que je suis tombé. Dans Decarnation, on incarne une jeune femme, prénommée Gloria, qui se produit sur les planches d’un cabaret parisien. L’action se déroule dans les années 90 et on perçoit que les rêves de gloire de Gloria (ho ho…) sont orientés vers une carrière plus reconnue.
Elle pense en apercevoir le début lorsqu’un sculpteur lui demande de poser nue pour une statue grandeur nature, qui sera exposée dans un musée. Malheureusement, le jour de son inauguration, Gloria découvre un type aux allures lubriques en train de peloter ladite statue. Gloria, sous le choc, ne parvient à trouver du soutien ni auprès de sa mère ni de sa petite amie. Et un événement tragique va la conduire à se réfugier dans un monde intérieur pas plus accueillant.
Le jeu de la dame
Decarnation s’articulant particulièrement autour de son scénario, il me paraît de bon ton de ne pas en dire plus sur son déroulement. Si le monde extérieur de Gloria va peu à peu s’étioler, l’intérieur va se développer. L’équipe de Atelier QDB, use de mises en scène habiles pour le montrer. Par exemple, contrairement aux scènes illustrant l’oppression, écrasante, qui n’occupent qu’un carré au centre de l’écran, lorsque nous sommes dans une phase d’épanouissement (potentiel) l’image s’étale et donne un sentiment d’ouverture. L’horreur des tentacules aux yeux globuleux et autres créatures effrayantes des démons intérieurs ne représente alors pas toujours l’angoisse. Ces passages vont surtout être l’occasion de séquences de gameplay différentes, entre explorations, rythme, infiltration résolution d’énigmes, pour permettre à Gloria d’en apprendre plus sur elle-même, de renaître et aborder les difficultés réelles sous un autre angle.
Ces séquences de gameplay fonctionnent très bien et explicitent les tourments de Gloria, mais souffrent d’une certaine répétitivité. J’aurais apprécié un peu plus de lâcher-prise dans la manière de mettre en scène cette introspection brutale que n’aurait pas reniée Joseph Campbell pour son monomythe. Mais c’est surtout le propos de Decarnation qui m’a plu. Parfaitement dans l’actualité, on pourrait lui reprocher de manquer de subtilité dans son déroulé argumentaire, pourtant j’ai trouvé que la quête de Gloria est convaincante pour parler féminisme, affirmation de soi et résilience.
L’illusion du Phenix
Ainsi, Gloria peine à exprimer ses besoins, se sent incomprise par sa mère, sa petite amie, son patron et les hommes que nous rencontrons dans son entourage. Sa carrière dans la performance de cabaret semble aussi prometteuse en termes de longévité que celle d’un e-sportif. De plus, son enfance se découvre percluse de traumas non résolus. En 2024, elle aurait sans aucun doute été consulter un ou une psy/gourou/coach de vie (biffez les mentions inutiles), mais en 1990 les réseaux sociaux n’ont pas encore pu promouvoir la santé mentale.
Au travers de cette exploration intérieure, on accompagne une Gloria totalement désemparée et perdue, avant de la voir reprendre le dessus sur certains de ses traumas. Là où il aurait été facile de verser dans l’écriture naïve, j’ai trouvé que Decarnation abordait les choses subtilement et laisse libre cours à différentes interprétations. C’est une bonne manière d’expliquer (et de vivre?) ce qu’est le concept de résilience, en passant par plusieurs étapes (épreuves), permettant la découverte de soi-même, y compris au travers de retours en arrière parfois violents. Les « pouvoirs » que débloque Gloria représentent alors ces éléments enfouis dans son inconscient qui se révèlent dans une conscientisation spectaculaire.
Attention au retour de femme
Dans un délire qui me fait penser à Lovecraft, à Mulholland Drive ou encore à Little Nightmares, Decarnation m’a entraîné dans un parcours initiatique captivant. J’aurais aimé plus de gameplay différents, mais son propos vaut le coup de ses six actes et la quinzaine d’heures affichée sur mon compteur Steam. La phrase « prendre soin de l’enfant en soi » est incarnée de manière bien plus éloquente (et pertinente) que n’importe quel poste bienveillant sur les réseaux sociaux. Ne serait-ce que pour sa volonté d’explorer des thématiques nouvelles et matures pour un jeu vidéo, je vous recommande volontiers de vous y frotter. Non, pas comme le type dans le musée, un peu de décence voyons, on est en 2024.
Note: 7 décompensations psychotiques sur 10
Testé sur PC. Également disponible sur Switch.