Retour sur SIFU avec Jordan Layani et Théo Caselli de Sloclap

Dans le cadre du symposium Imaging the Future, le Neuchâtel International Film Festival a accueilli deux membres du studio de jeux vidéo Sloclap, à qui l’on doit Absolver et plus récemment Sifu (lire notre test ici) : Jordan Layani, membre fondateur de Sloclap et creative director sur Sifu ainsi que Théo Caselli, combat designer sur Sifu. Nous avons profité de leur venue pour nous entretenir avec les deux Français, revenir sur l’excellent Sifu et discuter de leurs influences cinématographiques. Parce que si leur présence nous rappelle qu’il n’y a pas que du cinéma au NIFFF, cet échange nous a également démontré que le 7e Art était bien présent dans la tête de ces deux développeurs extrêmement sympathiques.

SloclapSloclap logo

 

Sloclap Jordan Layani

Jordan Layani

Pouvez-vous brièvement vous présenter pour nos lecteurs et expliquer le rôle qui est le vôtre au sein de Sloclap ?

Jordan Layani : Je suis un des quatre cofondateurs de Sloclap, avec Pierre [Tarno], Aurélien [Topia] et Olivier [Gaertner]. Je m’occupe également de toute la partie design : j’étais directeur du design sur Absolver et sur j’ai continué à diriger le design sur Sifu, mais j’ai également pris la direction créative du projet.

Théo Caselli : En ce qui me concerne je suis à Sloclap depuis bientôt trois ans, soit depuis le début de la production de Sifu et je travaille sur le combat design, je suis donc focalisé sur le design des attaques du personnage principal et celles des différents boss du jeu.

Absolver, le premier jeu du studio, mêlait RPG et versus fighting multijoueur. Avec Sifu vous proposez un jeu exclusivement solo dans lequel le joueur se retrouve confronté à lui-même, est-ce que tu peux commenter cette évolution ?

Jordan Layani : Après avoir fait Absolver, qui était effectivement notre premier jeu en tant que studio et qui possédait une composante online avec du PVE (joueur contre ennemis), du PVP (joueur contre joueur), des combats équipe contre équipe ainsi que du seamless matchmaking. Avec le recul, on ne sait même pas comme nous avons réussi à faire ce jeu ! En sortant d’Absolver et de toute sa période de postlaunch, il fallait continuer à mettre autant d’efforts sur le jeu que pour le créer, ne serait-ce que pour l’équilibrage. On a donc voulu faire une petite pause passagère sur le online afin de se concentrer sur ce qui fait qu’un jeu est vraiment bon, soit sur ce que le joueur voit réellement et pas sur toute la partie backend sur le réseau dont le joueur n’a jamais conscience sauf quand ça ne fonctionne pas.

On voulait mettre tous les efforts sur quelque chose que le joueur pouvait voir. Ça nous permettait aussi d’approfondir certains aspects qu’on n’avait pas forcément pu creuser sur Absolver : la narration, la réalisation de cut scenes cinématographiques et la réalisation en jeu en mettant, par exemple, des ralentis, des caméras qu’on ne pouvait pas s’autoriser sur un jeu PVP où la réalisation doit toujours permettre au joueur d’avoir conscience de tout.

Le choix de la transition vers un jeu solo comme Sifu a donc en grande partie été fait pour ces raisons-là. Mais le projet en lui-même me tenait à cœur. En 2016, quand je travaillais sur Absolver, j’ai intégré une école de Kung-Fu Pak Mei qui correspond au style qu’on a intégré dans Sifu. Avec ma culture cinématographique (les films hongkongais, ceux de Jackie Chan, etc.), ma passion pour les jeux qui retranscrivent le combat (Tekken, Tobal n°1, God Hand, etc.) et ce que je découvrais avec le Pak Mei ; tout ça faisait que c’était évident de partir sur ce jeu-là.

 

Sloclap Absolver

Absolver, premier jeu de Sloclap

 

Quand tu dis « pause passagère » concernant le online, ça signifie donc que vous n’abandonnez pas l’idée d’y revenir un jour ?

Jordan Layani : Ouais, c’est juste une pause. (Rires !) Ce serait dommage de ne pas y revenir. C’était une pause nécessaire, mais il ne faut pas voir ça comme étant un échec ou une frustration. Au contraire, ça nous a permis de nous améliorer sur d’autres parties. Même si Absolver n’était pas parfait, on pense quand même qu’on a une certaine connaissance du online. C’est quelque chose qu’on va vouloir remettre sur le métier dans le futur.

Sloclap Théo Caselli

Théo Caselli

Tu parlais de ta pratique du Kung-Fu, de l’importance que pouvait avoir le combat en tant que tel. Il y a vraiment une approche particulière du combat chez Sloclap : on sent que tout est construit autour de ce noyau. Comment abordez-vous l’importance du combat au sein du jeu ? Visez-vous une approche purement « simulation » en opposition à l’ « arcade » ?

Théo Caselli : Je ne pense pas que « simulation » soit le bon terme. C’est rigolo que tu abordes la chose avec ce terme parce qu’à Sloclap nous utilisions beaucoup plus le terme de « crédible ». Crédible en opposition à « réaliste » au sens où le réalisme serait la simulation alors que quelque chose de crédible est quelque chose auquel on peut croire. C’est vrai que c’était précisément cette démarche que nous avons adoptée pour les combats dans Sifu. Concrètement, ce que ça voulait dire pour nous, c’était qu’il fallait que tout soit extrêmement référencé. Ça nous tenait vraiment à cœur qu’on ne sorte aucune attaque de notre poche. Il fallait que les attaques aient pour référence des films ou des arts martiaux. Dans le cas du personnage principal, c’est le travail qu’on a fait avec Sifu Benjamin [Colussi] qui nous a permis d’arriver à des références très concrètes et qui a posé des bases crédibles parce que nous avions la volonté de retranscrire ces éléments précis.

Alors, justement parlons de ces références : on pense à la 36e Chambre de Shaolin dès le générique d’ouverture avec l’entrainement sur fond monochrome rouge, Old Boy c’est évident tout le monde l’a cité, mais on pense également aux chorégraphies de Sammo Hung et de Tony Leung pour Ip Man de Wilson Yip.

Jordan Layani : He ben ! Merci, ça fait plaisir d’entendre ça !

Dans quelle mesure ces références vous abreuvent et comment vous les intégrez dans le processus créatif ? Est-ce qu’elles font office de point de départ ?

Théo Caselli : On les intègre à tous les niveaux pour être tout à fait franc !

Jordan Layani : Oui vraiment, il y a beaucoup de niveaux. Du point de vue de la direction créative déjà. Donc d’un point de vue vraiment global il y a certaines références qui étaient vraiment importantes. On cite assez souvent The Raid qui, selon moi, a un bon équilibre entre quelque chose qui paraît crédible, qui est vraisemblable tout en restant chorégraphié et beau à regarder. Ça fait écho à ta question précédente et c’était pour nous une bonne référence pour trouver le point d’équilibre pour ne pas être trop dans la fantaisie ou dans un réalisme qui deviendrait chiant.

On avait ensuite beaucoup de références de scènes, aussi bien pour des décors ou des séquences de réalisation comme pour Old Boy. On en avait beaucoup, mais on ne crée pas nos niveaux par rapport à ça, mais plutôt en se basant sur le Wuxing, donc les cinq éléments. On se focalisait donc sur un élément et ensuite on essayait d’y intégrer nos références. Donc forcément, pour notre premier niveau qui se déroule dans un quartier industriel, avec un drug lab, j’y mettais personnellement beaucoup de The Raid. C’était donc des références qui nous tenaient à cœur et qu’on arrivait à remettre dans le jeu, mais dans une structure plus large et plus cohérente.

 

The Raid

 

On pense beaucoup à The Raid ne serait-ce que par la présence des cages d’escaliers.

Jordan Layani : Oui exactement.

Théo Caselli : Même dans le micro des mécaniques de combat, la plupart des mécaniques propres au combat étaient inspirées de ce film-ci. C’est en analysant les scènes de The Raid qu’on arrivait à repérer des verbes d’action qui nous semblaient importants pour avoir des chorégraphies cool au sein du jeu. Pour l’utilisation de l’environnement, on retrouve tout le travail de Jackie Chan dans ses différents films et pour les options défensives on est allé du côté de The Raid. Les références cinématographiques nous ont donc inspirés non-stop : on passait notre vie dedans ! Dès qu’on ouvrait un document de concepts, on se demandait immédiatement quelles étaient nos références principales et on trouvait des GIF de film qui se battaient en duel.

Ces références étaient omniprésentes et pourtant une des grandes réussites du jeu est de ne pas nous assommer sous les références. Vous êtes parvenus à parsemer le jeu de références explicites, mais suffisamment espacées pour que le jeu référentiel ne devienne jamais étouffant.

Jordan Layani : Oui, il fallait vraiment que ça s’intègre dans un ensemble cohérent. Je parlais rapidement du Wuxing tout à l’heure et ces éléments symbolisent la vertu du Kung-Fu. C’est un jeu sur le Kung-Fu, on voulait donc que le combat soit retranscrit de manière authentique, mais on voulait également retranscrire les valeurs qui habitent cet art martial.

D’où la décision de rendre la véritable fin du jeu uniquement accessible au joueur qui a décidé d’épargner tous les boss alors que rien ne lui indique explicitement de le faire.

Jordan Layani : Tout à fait. C’était une des façons, un peu détournées, de représenter chacune des cinq valeurs confucéennes par l’élément associé. C’est surtout ça qui a fait office de cadre dans lequel on a ensuite inséré les références cinématographiques.

Tu évoquais votre volonté de ne pas trop basculer dans la fantaisie, mais on trouve quand même des élans mystiques, notamment lors des combats de boss, qui rappelle la tradition du wu xia pian.  

Jordan Layani : Exactement. C’était important d’avoir, d’un point de vue général, cet aspect crédible du combat, mais on avait une envie d’avoir des combats de boss un peu plus épiques, d’y voir des armes particulières qu’on peut voir dans des films, mais rarement dans des jeux. Alors oui, cette magie et ces éléments nous ont permis d’intégrer ce type de références là.

On sent vraiment que vous adorez cette culture, comment avez-vous géré la polémique au sujet de l’appropriation culturelle à la sortie du jeu ?

Jordan Layani : J’aurais dû m’attendre à la question (rires !). C’est d’ailleurs une vraie question. On a travaillé avec des partenaires chinois pour faire des cultural reviews et vérifier qu’on soit dans le juste. C’était vraiment très important pour nous de faire attention à ça. En ce qui concerne la culture kung-fu plus précisément, c’est vrai qu’on a fait appel à Sifu Benjamin Colussi qui n’est pas asiatique, mais qui est désigné comme étant l’héritier de son maître [Sifu Lao Wei San, ndlr] qui habite à Foshan et qui dédie sa vie à cet art martial et aux valeurs qui l’accompagnent, à les faire vivre et à les montrer au monde. S’il est reconnu comme en étant l’héritier, c’est qu’il y a une bonne raison.

Nous avons donc fait appel à Benjamin, à des partenaires chinois et ça nous fait vraiment plaisir de montrer cette culture. Nous voulions rendre hommage au Kung-Fu que j’ai pu découvrir grâce à Sifu Benjamin Colussi. C’est une culture qu’on a pu découvrir dans les vidéoclubs, on y prenait des films hongkongais, on se rend compte qu’on adore et ça nous imprègne au point de faire un peu partie de nous. Avoir un processus créatif dans lequel on devrait faire le tri entre ce qui nous appartient et ce qui ne nous appartient pas me paraît un peu bizarre.

Théo Caselli : Oui, Jordan a tout dit.

 

Sloclap Sifu

Sifu

 

J’ai particulièrement aimé les passages du jeu pendant lesquels on bascule dans l’abstraction presque pure, faut-il y voir une manière d’affirmer que le jeu vidéo et le jeu de baston peuvent être élevés au rang d’art ? Un peu à la manière de ce qu’a pu faire Chad Stahelski dans les John Wick.

Jordan Layani : Sincèrement, ce n’était pas notre intention au moment où on a décidé de faire un musée comme niveau de jeu. On trouvait que ça correspondait bien à ce qu’on voulait raconter dans le jeu, sur le personnage et sur le boss.

Est-ce que le jeu vidéo est un art ? Moi ça me ferait plaisir oui ! On a fait une conférence à la Game Camp et dans une des questions, une personne a commencé par nous dire qu’elle considérait ce jeu comme étant une œuvre d’art. Ça nous a fait très plaisir, je prends !

Je partage son avis et justement, en lien avec ça, est-ce que le fait d’avoir introduit, ou accepté d’introduire un mode de jeu facile ne vient pas nier l’essence artistique de l’œuvre qui est une proposition à prendre ou à laisser avec ses exigences ?

Jordan Layani : (Rires !) Mais en fait je vais refuser toutes les interviews après celle-ci !

Théo Caselli : C’est rigolo, c’est exactement les discussions qu’on a eues entre nous lors du développement.

Jordan Layani : Pour être sincère, les niveaux de difficulté étaient déjà dans le planning. Ce qui comptait le plus pour nous c’était de faire un très bon jeu.  Ce n’était pas prioritaire, mais c’était là parce qu’on savait qu’on allait faire un jeu difficile. Personnellement, ça ne me pose pas problème en soi qu’il y ait un niveau plus facile pour certaines personnes et un niveau plus difficile pour d’autres. Je ne vois pas tant de problème s’il y a un mode de difficulté qui dit que c’est l’expérience originale, ce que nous nous considérons comme l’expérience Sifu. Après, qu’il y ait d’autres propositions, ça ne me dérange clairement pas.

Je pense qu’au-delà du fait de rajouter des niveaux de difficulté, la vraie question concerne plus le fait de rajouter du contenu après la sortie. Je me fais l’avocat du Diable, mais on pourrait considérer que ça signifie que le jeu qui est sorti le jour J n’est pas considéré comme quelque chose de fini, comme un tout et donc une œuvre d’art puisqu’on y ajoute des choses. Mais… (rires) je pense que ce que nous sommes en train de faire est hyper cool donc je pense que c’est bien tu vois ! Le but, c’est qu’au moment où toutes les mises à jour seront là on ait un jeu en béton que les joueurs adorent.

Puisqu’on est dans un festival de cinéma, l’équivalent pour un film jugé exigeant ce serait par exemple de modifier son montage pour l’accélérer. En littérature ça reviendrait à raccourcir les phrases de Proust dans À la recherche du temps perdu parce que certains lecteurs les trouvent trop longues et compliquées.

Jordan Layani : J’en ai peu regardé, mais j’ai une fois regardé Tigre et Dragon avec les commentaires audio. C’était mortel !

Oui, mais les commentaires ne changent pas l’œuvre.

Jordan Layani : Et là on se rend compte que c’est l’interview qui dure plus de 45 minutes et qui se transforme en débat ! (Rires !)

Théo Caselli : Mais pour la littérature, le fait est que ça existe. L’idiot de Dostoïevski est sorti en trois versions différentes dont une est relativement simplifiée.

La véritable analogie ce serait Les Trois Royaumes de John Woo, en version longue originale ou la version internationale plus courte.

Jordan Layani : Oui, il y a ça. Et c’est comme George Lucas qui voulait sans cesse retoucher ses films et après tu as des gens qui disent « Non, mon Star Wars c’est celui-là, n’y touche pas s’il te plaît ! »

Pour finir, on a souvent comparé le jeu, pour sa difficulté et certaines de ses mécaniques comme l’endurance, aux jeux de From Software. C’est un lien qui vous fait plaisir ? Comment vous situez-vous par rapport à cette influence pour autant que ça en soit une ?

Jordan Layani : Alors oui c’est une influence indéniable. On a essayé de retranscrire des concepts du Pak Mei en jeu. Ce que nous appelons la « structure dans le jeu » c’est quelque chose qui vient directement de mon Sifu qui disait qu’il faut s’adapter à la structure de son adversaire pour pouvoir lui donner des coups décisifs. Il y a ce concept-là et ça nous a mené à nous demander comme retranscrire ça en jeu. On a essayé pas mal de choses et quand on a vu les premières vidéos de Sekiro, qui n’avait pas encore été annoncé quand on a commencé de travailler sur Sifu, on les a regardées en détail en nous demandant à quoi correspondait leur projet et on s’est rendu compte qu’ils retranscrivaient la même chose. Il s’est avéré que c’était le bon choix de se calquer sur cet aspect. Je pense que le jeu possède assez d’éléments uniques pour que certains puissent être similaires à d’autres jeux.

Théo Caselli : Pour revenir à la comparaison avec les Souls et toute la ludographie de From Software, même si on retrouve quelques mécaniques dans Sifu, les dynamiques ne sont pas du tout les mêmes. Les aspects sur lesquels on a décidé de challenger le joueur ne sont pas les mêmes. En termes de rythme c’est même assez drastiquement opposé. Je crois qu’on n’a pas tant de choses en commun en dehors de quelques mécaniques isolées qui appellent forcément à faire des parallèles, aussi parce que la difficulté est élevée ce qui correspond au sujet du moment (rires). Je pense qu’en termes de dynamiques on a proposé quelque chose qui nous est propre avec Sifu qui n’est pas un « Souls like » de près ou de loin.

Interview réalisée pour Semper Ludo et Film Exposure lors de la 21e édition du NIFFF dont nous remercions toute l’équipe.

 

Author: Cygurd

Un jour, quelqu’un l’a appelé « Cygy ». Depuis, Cygurd boit son café matinal, aromatisé d’une lichette de whisky, dans le crâne de cet imprudent. Pourtant, il a un bon fond, à la base. Il aime la nature et vit dans un paisible hameau. En faisant jouer ses relations et son talent pour la filouterie, il s’est arrogé l’accès principal au réseau électrique du village. Ce ne sont pas quelques diminutions de l’éclairage public qui allait l’empêcher d’explorer des titres qui l’ont marqué à vie, comme Planescape Torment, Duke Nukem 3D, F-Zero GX, Monster Hunter World, Zelda A Link to The Past, ni de se découvrir une passion pour les jeux de From Software. Mais soucieux de son prochain, Cygurd organise régulièrement des sessions pour les enfants de son village et transmettre sa passion. Il sait que c’est ainsi qu’il préparera une fière et robuste relève. Il nous fait parvenir ses écrits et sa bonne parole par busards voyageurs, et ça, c’est la classe.

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