Sisyphu, ce qui ne le tue pas le rend plus fort [Sifu]

Bien décidés à révolutionner le genre du jeu de baston en misant sur la simulation plutôt que sur l’arcade, les Français de Sloclap avaient fait souffler un vent de fraîcheur en 2017 avec Absolver. Exigeant, au croisement du RPG et du versus fighting multijoueur, ce premier titre marquait la naissance d’un studio plus que prometteur pour les amateurs du genre prêts à ouvrir un peu leurs horizons. Cinq ans plus tard, Sloclap confirme l’essai de la plus belle des manières avec Sifu.

La substantifique moelle des nuques brisées

Le plus grand défaut d’Absolver était sans doute l’originalité de son concept hybride particulièrement difficile à faire comprendre et à vendre. Sloclap semble en tout cas avoir retenu la leçon et revient avec un deuxième jeu infiniment plus simple à expliquer. Dans Sifu, nous incarnons un combattant (ou une combattante, à choix) qu’on devine être un Hongkongais bien décidé à venger son père, assassiné sous ses yeux lorsqu’il était enfant par un maître combattant et ses quatre acolytes. Ce trauma initial nous est servi dans la brève cinématique d’introduction.

 

Sifu école

Un Wuguan (une école de kung-fu) fait office de superbe hub central qui s’agrandira au fur et à mesure de l’évolution.

 

Le temps d’un magnifique ­– on pèse nos mots – tutoriel déguisé en générique rendu épique par son fond monochrome, façon 36e Chambre de Shaolin, et la partition d’Howie Lee, nous retrouvons notre orphelin à l’âge de 20 ans, prêt à botter des culs et à briser des nuques pour laver l’honneur de son paternel. En quelques secondes à peine, l’argument est posé. Archétypale, rapide, efficace : il n’en fallait pas plus pour nous projeter au cœur d’un récit qui s’inscrit explicitement dans la lignée esthétique et narrative des chefs-d’œuvre cinématographiques du genre. Il semble que la recette ait été gagnante, le jeu s’étant vendu à plus d’un million d’unités en trois semaines.

 

Sifu vie

Seule manière de regagner de la vie : finir un ennemi étourdi avec un simple combo

 

La puissance de l’abstraction

Sans fioritures, l’histoire de Sifu file comme un direct du droit. Il s’agira pour nous de remonter la piste de Yang en affrontant successivement ses quatre associés au terme d’autant de niveaux. Esthétiquement, les équipes de Sloclap misent également sur l’efficacité de l’épure. Si on retrouve le style mêlant cel-shading et peinture déjà caractéristique d’Absolver, la direction artistique s’avère encore plus radicale dans Sifu. Dojo paisible, boîte de nuit éclairée aux néons, verticalité urbaine rappelant Hong Kong, musée d’art moderne : les environnements font preuve d’un minimalisme terriblement évocateur. Instantanément reconnaissables, tous les lieux paraissent familiers dès le premier passage.

Cette simplicité s’avère essentielle à la lisibilité des niveaux que nous serons appelés à traverser à de multiples reprises. Globalement très soigné, le jeu atteint des sommets dans ses passages les plus abstraits : de ce corridor de night-club dont les néons s’illuminent au rythme de la musique, à ces plongées hallucinées dans les couloirs d’un musée qui ne détonneraient pas dans un film de la saga John Wick, on a de quoi s’émerveiller. Ces véritables chocs artistiques sont le résultat d’un fin dosage : jamais Sifu n’abuse de ses effets. La première fois que la caméra bascule pour nous faire évoluer latéralement dans un couloir rempli d’ennemis, l’hommage à Old Boy et la sensation de renouer avec un pur beat’em all provoquent quelque chose d’euphorique. C’est précisément parce qu’il faut attendre un bon moment avant de voir de tels effets répétés – jamais à l’identique – que ceux-ci gardent leur force.

 

Sifu old boy

Old Boy, vous avez dit Old Boy ?

L’immersion par la baston

On l’aura compris, Sifu est un jeu qui jouit d’une direction artistique singulière et très réussie. Toutefois, vous vous en doutez certainement, elle ne représente pas forcément l’intérêt premier du titre. Si l’on vient ici, c’est qu’on a envie de sentir claquer les coups qu’on donne. Et croyez-nous, ils claquent ! Monstrueux, le sound design rend nos affrontements jouissifs. Variées, les animations et transitions entre les combos sont nerveuses et aussi fluides qu’une avalanche de coups de poing de Donnie Yen. La caméra opte quant à elle pour un dynamisme très cinématographique et immersif. Gérant parfaitement les échelles en fonction de l’environnement et du nombre d’ennemis qui nous assaillent, elle n’échappe pas toujours au problème de l’angle mort dans certains environnements faits d’obstacles qui nous masquent les ennemis. Le problème est extrêmement rare, mais peut s’avérer handicapant face à un boss.

 

Si fu lumière

Sloclap a annoncé récemment avoir dépassé le million de copies vendues en seulement 3 semaines. De quoi laisser les concurrents…à terre?

La légende du grand combo

De prime abord, le système de combat paraît simple. Il repose sur le carré classique « coup rapide, coup fort, parade et esquive ». Au fil des tentatives, des combos viendront enrichir les possibilités et complexifier les combats. Notre barre de vie ayant tendance à diminuer très rapidement, la patience est de mise et il s’avère indispensable d’apprendre à gérer sa barre d’endurance. Tout ceci vous fait penser à l’ADN des Souls like ? Vous avez raison ! On pense effectivement beaucoup aux jeux de From Software dans l’exigence du système de combat et plus particulièrement à Sekiro dans le rythme « parade – riposte » qui représente bien souvent la clé de la réussite.

Alors oui, ici on n’apprend pas le kung-fu comme dans Matrix. L’apprentissage se fera au prix du sang, de la sueur et surtout de la persévérance, mais cette difficulté ne nous paraît jamais être excessivement punitive comme nous avons pu le lire ici ou là. Au contraire même ! Avec ses allures de roguelike, Sifu fait de nos multiples tentatives autant d’occasions de débloquer définitivement des compétences supplémentaires. Si la courbe de progression donne parfois des airs de Sisyphe à notre combattant, la satisfaction procurée par les moments où on finit par rouler sur les niveaux et les boss qui nous paraissaient infranchissables justifie à elle seule ces choix de game design. En un sens, cette prime à la persévérance est le meilleur moyen de retranscrire l’exigence propre à la pratique des arts martiaux.

 

Si fu onirisme

Les niveaux sont ponctués de splendides propositions d’onirisme brutal(iste)

Die, to get old, retry

L’une des originalités de Sifu réside dans son appropriation du « die and retry ». Non seulement nous allons mourir un certain nombre de fois pour ensuite retenter de progresser dans les niveaux, mais à chaque mort notre personnage vieillit. Âgé de 20 ans au début du jeu, la première mort nous fera passer à 21 et reprendre la tentative exactement là où nous en étions restés. Petite subtilité qui vient encore pimenter les choses : il nous faudra éliminer l’adversaire qui vient de nous tuer ou franchir une étape pour faire diminuer notre coefficient de morts, sans quoi celui-ci s’accumule au fil des décès nous faisant ainsi vieillir de toujours plus d’années en un coup.

Notons encore qu’aux rides et cheveux gris qui apparaissent progressivement au fil du temps qui passe, s’ajoutent des paliers : à chaque décennie franchie, notre barre de vie diminue, nos coups frappent plus fort et certaines compétences deviennent inaccessibles. Il faudra donc organiser notre évolution en essayant de débloquer les talents réservés à la jeunesse dans un premier temps. Une fois passé le cap des 70 ans, la prochaine mort sera définitive et signera l’échec de notre run.

 

Sifu ruelle

Que la fête recommence !

 

La force de l’âge

Certes, tout cela est retors, mais une fois encore : quel plaisir que de revenir dans des précédents niveaux, de débloquer quelques raccourcis salvateurs (on pense encore à From Software), pour tenter de diminuer l’âge atteint à leur terme ! Pas si sadique que ça, le jeu retiendra ainsi notre meilleure performance pour chaque niveau. Nous pourrons alors débuter le suivant dans notre état le plus juvénile, nous offrant ainsi la plus grande marge possible pour la suite. En prenant notre temps (et un plaisir immense à perfectionner nos runs), nous sommes venus à bout de Yang en moins de 20 heures de jeu.

 

Sifu violence

Après John Wick au cinéma, Sifu nous le dit clairement : la violence a sa place dans les musées !

La fureur des polémiques

À peine sorti, Sifu s’est vu accompagné de deux des pires polémiques qui gangrènent actuellement le milieu culturel. La presse nord-américaine a d’abord reproché aux Français de Sloclap de faire de l’appropriation culturelle. Comprenez, des Français qui rendent hommage à la culture martiale asiatique, ça ne passe pas. Certains journalistes et autres excités de la twittosphère étant allés jusqu’à reprocher à Sloclap d’avoir engagé un maître de kung-fu blanc pour les accompagner dans le processus.

Pourtant, le rendu final transpire l’authenticité et l’humilité. Mieux : jamais le jeu ne tombe dans l’hommage superficiel ou le clin d’œil lourdingue. Il parvient même à rendre compte des dimensions mystique et spirituelle du genre à l’image de ces basculements dans un registre lyrique et fantastique au terme des premières phases de chaque boss. Les références culturelles et cinématographiques sont légions, mais toujours subtiles (comprendre : pas de training jaune à raies noires). En matière de culture, on regrette simplement que le jeu ne soit pas proposé avec des doublages cantonais ou mandarins à sa sortie (c’est prévu pour une future mise à jour).

 

Sifu wu xia pian

Certains affrontements ont des airs de wu xia pian.

 

Se dépasser en toute facilité ?

L’autre polémique qui fait rage depuis la sortie de Sifu concerne sa difficulté. C’est le débat stérile du moment (auquel on a d’ailleurs consacré quelques mots dans le 10e épisode de notre podcast) et il était évident qu’un jeu qui mise autant sur la maîtrise technique n’allait pas y échapper. Il semblerait que les équipes de Sloclap travaillent actuellement sur un mode facile. Un choix qu’on déplorerait. En effet, le fait de tenter les joueurs par la possibilité de contourner l’expérience initiale nous paraît contradictoire avec l’essence même du jeu et de la culture à laquelle il rend hommage. Surtout, c’est priver une bonne partie des joueurs de l’intense satisfaction du dépassement de soi. En ce qui nous concerne, de pareilles polémiques ne font que renforcer notre envie d’aller coller des mandales. Ça tombe bien, on y retourne !

Note: 9 la vengeance dans la peau de Donnie Yen / 10

Testé sur PC, également disponible sur PS4 et PS5.

 

Author: Cygurd

Un jour, quelqu’un l’a appelé « Cygy ». Depuis, Cygurd boit son café matinal, aromatisé d’une lichette de whisky, dans le crâne de cet imprudent. Pourtant, il a un bon fond, à la base. Il aime la nature et vit dans un paisible hameau. En faisant jouer ses relations et son talent pour la filouterie, il s’est arrogé l’accès principal au réseau électrique du village. Ce ne sont pas quelques diminutions de l’éclairage public qui allait l’empêcher d’explorer des titres qui l’ont marqué à vie, comme Planescape Torment, Duke Nukem 3D, F-Zero GX, Monster Hunter World, Zelda A Link to The Past, ni de se découvrir une passion pour les jeux de From Software. Mais soucieux de son prochain, Cygurd organise régulièrement des sessions pour les enfants de son village et transmettre sa passion. Il sait que c’est ainsi qu’il préparera une fière et robuste relève. Il nous fait parvenir ses écrits et sa bonne parole par busards voyageurs, et ça, c’est la classe.

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