« Encore un remaster ?! » Eh oui ma bonne dame, ressortir des vieilleries, le Milambert adore ça. Surtout quand il s’agit d’excellents jeux trop peu connus du grand public. C’est le cas de Baten Kaitos, développé par Monolith Soft et sorti initialement sur GameCube en 2003 (2005 chez nous), qui malgré un accueil critique très positif n’a malheureusement pas brillé par ses ventes. C’est encore pire dans le cas de Baten Kaitos II, sa suite (qui est en fait une préquelle, d’ailleurs appelée Origins aux États-Unis), qui n’a même pas bénéficié d’une sortie en Europe. Une tragédie pour les fans de l’époque, dont je fais partie. La faute est aujourd’hui réparée, car Bandai Namco nous gratifie d’une collection regroupant les deux opus, disponible sur Switch et PC.
Les anges de la pseudo-réalité
Le premier volet nous amène à suivre les aventures de Kalas, un jeune homme assez désagréable de prime abord, car très dédaigneux, et des compagnons qu’il recrutera sur son chemin. Première originalité de Baten Kaitos : si l’on contrôle en effet le personnage de Kalas dans les environnements du jeu, on incarne en réalité une sorte d’ange gardien invisible qui l’accompagne tout au long de son épopée, et qui pourra le conseiller au travers de choix (à l’impact minime) dans certains dialogues.
La quête principale, dont je ne dévoilerai que quelques bribes ici, a pour but d’empêcher la résurrection de Malpercio, une divinité maléfique. Cette simplicité scénaristique apparente cache en réalité bien plus de profondeur. Les personnages de notre équipe vont parfois radicalement changer au cours de l’aventure, et sont tous très bien développés. On finit par s’attacher à ce voyou de Kalas, on veut en savoir plus sur le passé torturé de Savyna, et on ne peut qu’être intrigué par Mizuti, ce trublion affublé d’un étrange masque, et qui s’exprime à la troisième personne.
Il en va de même pour les personnages secondaires que l’on rencontrera, ainsi que pour les antagonistes. C’est particulièrement le cas dans Baten Kaitos II, dont les événements se déroulent vingt ans avant le premier. On y incarne Sagi, un jeune soldat (toujours via l’intermédiaire d’un ange gardien), et on retrouve forcément des personnages connus, mais sous un tout autre angle. Cette préquelle donne une seconde lecture à l’histoire globale, et réserve comme son ainé son lot de surprises et de retournements de situation. Le tout pour une saga épique de longue haleine : comptez entre trente et quarante heures pour chaque jeu.
Le JRPG à la carte
Mais un scénario fouillé ne suffirait pas à faire un grand jeu ; votre serviteur a avant tout été élevé à l’école du gameplay. Celui des Baten Kaitos repose en grande partie sur un système de cartes, appelées Magnus. Ces cartes, qui existent dans la diégèse du jeu – et qui ont d’ailleurs un rôle central dans l’histoire – sont capables de renfermer l’essence d’à peu près n’importe quel objet : de la nourriture permettant de se soigner, des armes ou armures à utiliser pendant les combats, ou encore des émanations de différents éléments tels que le feu ou le vent.
Ce système se concrétise en premier lieu lors de notre exploration des différents environnements. On dispose en effet dès le début de notre aventure (dans les deux jeux) de Magnus vierges, dans lesquels il est possible de stocker des objets. Il faudra ensuite, pour résoudre certaines énigmes ou avancer dans une zone, utiliser le bon objet au bon endroit. Exemple typique : un tronc d’arbre qui bloque le passage à un coffre au trésor pourra être brûlé en libérant une flamme préalablement récoltée dans le foyer d’une cheminée au village.
L’âme des cartes
Mais le système des Magnus ne se limite pas à quelques utilisations binaires de ce genre. Afin de gérer efficacement son inventaire, une autre variable est à prendre en compte : le temps. En effet, ce qui est stocké dans nos Magnus peut être amené à évoluer avec le temps effectif de jeu qui s’écoule ; ce qui veut s’avérer autant un avantage qu’un problème. Ainsi, le lait que l’on récolte dans une ferme au début du jeu finira par fermenter pour devenir du yaourt, puis du fromage. L’équipement utilisé en combat peut aussi être affecté : quelle ne fut pas ma déception en remarquant qu’une épée de feu présente dans mon deck s’était « éteinte » et donc transformée en lame basique, infligeant bien moins de dégâts.
Certaines quêtes annexes, souvent au long cours, demandent aussi de ramasser des Magnus particuliers. Dans le premier jeu, il nous est rapidement demandé de retrouver des cartes renfermant des constellations, qui seront ensuite utilisées pour reconstruire une carte stellaire dans le dôme d’une église. Bref, vous l’aurez compris : dans Baten Kaitos, tout passe par les Magnus. Et c’est également le cas lors des combats.
Entre tradition et modernité (pour 2003)
Il convient ici de distinguer les deux jeux, car bien que les bases soient les mêmes, leurs systèmes de combat respectifs présentent quelques différences majeures. Dans Baten Kaitos premier du nom, chaque personnage dispose d’un deck de Magnus (donc la taille évoluera au fil du jeu), contenant des armes ou sortilèges, des armures et divers objets ou capacités spéciales. Selon le style de combat de chaque personnage, les Magnus pouvant être insérés dans le deck seront totalement différents de ses compagnons. Une fois les decks construits (en tout cas, ceux des trois personnages qui participent au combat), on déclenche une rencontre en touchant un ennemi sur la map – pas de combats aléatoires ici, on peut esquiver les combats si on le souhaite.
Les affrontements se déroulent au tour par tour, avec des moments où l’on doit sélectionner nos actions rapidement, notamment en défense. Lors du tour de nos personnages, on sélectionne les cartes à utiliser parmi une main tirée du deck. Le nombre de cartes que l’on peut jouer chaque tour est au début seulement de deux, mais là encore augmentera au fil de l’aventure. Comme beaucoup d’autres JRPG, Baten Kaitos possède un système d’affinité élémentaire : un ennemi de « type feu » sera résistant aux attaques de son élément, mais fragile face aux attaques d’eau. Lors du tour des ennemis, on peut réagir à chacune de leurs attaques en jouant des Magnus défensifs – si on a eu la chance d’en piocher !
Ton compte est bon
Mais ça ne s’arrête pas là. Sur chaque Magnus de combat sont également présent d’un à quatre numéros, situé dans les coins de la carte. Lors de notre tour, jouer des cartes de manière logique et mathématique, en faisant des suites ou des séries de même numéros conduira à un bonus dans les dégâts infligés – ou une réduction des dommages subis lorsqu’on est en défense.
Ce système, finalement assez simple dans son idée, multiplie pourtant les possibilités qui s’offrent à nous à chaque tour. Vaut-il mieux continuer une suite de nombres, quitte à jouer des cartes d’éléments opposés ? Est-il plus malin de jouer moins de cartes ce tour-ci pour se garantir un carré de numéros identiques au prochain tour ? Cela a même des conséquences sur la construction de deck, puisqu’on pourra privilégier des cartes possédant certains numéros, plutôt qu’ayant de légèrement meilleures stats. Un régal pour qui aime passer des heures à deckbuilder.
Quinte descendante
À l’époque de la sortie de Baten Kaitos II, je me souviens avoir lu les critiques élogieuses de la presse – pour ceux qui avaient eu la chance de se procurer la version américaine. Toutes faisaient mention de la grande qualité du scénario (ce qui est indéniable), et du nouveau système de combat, plus accessible et plus dynamique. Après avoir enfin pu m’y essayer, je ne peux qu’être en désaccord avec avis.
Je ne dirais personnellement pas que les combats de Baten Kaitos II soient plus accessibles que ceux du premier, mais plutôt qu’ils sont devenus simplistes. Cela commence par la gestion des ressources. Dans la préquelle, on ne contrôle qu’un total de trois personnages, qui du coup participent tous – obligatoirement – aux combats ; pas de choix de composition d’équipe possible. Autre coup dur pour la profondeur : on ne fait qu’un seul deck commun à ses trois personnages, et deux d’entre eux sont gérés par l’IA durant les affrontements.
Si cela ne suffisait pas, la diversité des Magnus a elle aussi été revue à la baisse. Les cartes d’attaque sont désormais classées en « légère », « moyenne » et « forte », et systématiquement affublées d’un 1, 2 ou 3 pour les enchainements de nombres. Non seulement cela réduit considérablement les possibilités de combos, mais nous rend aussi bien plus tributaires du hasard : si l’on n’a pas dans notre main de départ un petit nombre pour démarrer une séquence, adieu les combos et les bonus de dégâts. Alors oui, les combats sont généralement moins longs, notamment car les ennemis semblent avoir moins de PV, mais j’estime personnellement que le sacrifice de la profondeur tactique n’en vaut pas la chandelle.
Quand y en a plus, y en a encore
Ce grief mis à part, l’un comme l’autre jeu ne manquent pas de complexité dans tous leurs autres systèmes ; dont certains sont d’ailleurs assez obscurs. On pense notamment au vieillissement de certains Magnus, qui peut parfois se faire ressentir après de nombreuses d’heures de jeu, et qui pousse à constamment vérifier son inventaire et son équipement, au risque de se trimbaler des armes devenues inefficaces. Ou encore au système de montée de niveau du premier jeu, qui demande d’aller prier dans une église, mais qui se révèle plus efficace en termes de gain de statistiques si l’on « banque » plusieurs niveaux d’un coup.
De plus, les choix de dialogues qui nous sont présentés en tant qu’ange gardien du personnage principal paraissent anodins, mais ont en réalité un impact sur une statistique non montrée au joueur. En effet, il est plus efficace d’aller dans le sens de notre protégé – quitte à aller à l’encontre de ses propres convictions – car une meilleure relation entre Kalas / Sagi et nous conduira à de meilleures attaques spéciales durant les combats. Ces dernières peuvent soit s’ajouter à notre deck si on les trouve au cours de nos pérégrinations, mais peuvent aussi apparaitre de façon éphémère en plein combat, suite à une combinaison particulière de Magnus joués. Les Baten Kaitos impressionnent par le nombre de couches de gameplay qu’ils proposent, quitte à en cacher une partie derrière d’obscurs systèmes et des menus parfois compliqués à naviguer.
Un régal pour les sens
Avec tout cela à se mettre sous la dent, on pardonnerait presque aux deux Baten Kaitos d’être laids. Sauf que c’est loin, très loin d’être le cas. Les artistes de chez Monolith ont réussi à produire des jeux magnifiques, surtout quand on considère les limitations techniques de l’époque. Si le chara design ne sera pas au goût de tout le monde, les décors eux impressionnent. Le choix d’avoir réalisé des environnements en 2D s’est révélé payant, à une époque où tout modéliser en 3D aurait coûté bien plus cher et aurait certainement moins bien vieilli. Les différentes contrées que l’on traverse, principalement sur des îles flottant dans le ciel, regorgent de panoramas autant sublimes qu’improbables. Cette collection remasterisée fait bien son travail de mise à l’échelle, et permet de profiter de cette direction artistique si singulière avec les résolutions d’aujourd’hui.
Enfin, comment parler de la saga Baten Kaitos sans évoquer les musiques ? Composées par un Motoi Sakuraba alors en pleine forme, les bandes-son des deux opus regorgent de morceaux inoubliables, qui vont du calme à l’épique, en passant par les thèmes de combat parfois accompagnés de voix chantées. Côté son toujours, le remaster inclut le doublage japonais, et laisse de côté les voix anglaises des originaux, de relativement mauvaise qualité ; c’est un peu dommage de ne pas avoir le choix, mais dans l’ensemble, on gagne au change.
Magnum Opus
Outre l’upscale des graphismes et les voix japonaises, cette collection ajoute également quelques options d’accessibilité bienvenues. On peut notamment augmenter la vitesse de défilement du jeu, lors des phases d’exploration, mais aussi lors des combats – indépendamment l’une de l’autre. Attention toutefois : comme les combats demandent parfois de sélectionner ses Magnus rapidement, cela peut se révéler compliqué en vitesse x2 ou x3 ; dommage, car il faut bien admettre qu’ils paraissent longuets en vitesse normale. Pour les personnes préférant uniquement profiter du scénario sans avoir à se battre (mais ce serait bien dommage), il est aussi possible de désactiver les rencontres, ou encore de tuer n’importe quel ennemi d’un seul coup.
Les fans de JRPG qui ne possédaient pas de GameCube à l’époque peuvent se réjouir. Bandai Namco livre ici une collection de deux excellents jeux, trop injustement passés inaperçus. La narration, parfois un peu trop verbeuse, peut certes ne pas plaire à tout le monde. Mais le gameplay, entre JRPG classique et jeu de cartes, saura certainement – je l’espère – trouver un nouveau public, désormais habitué aux deckbuilders en tous genres. Je le disais en 2005, je le dis encore 20 ans plus tard : foncez, Baten Kaitos, c’est d’la bonne !
Note : 9 Magnus / 10
Testé sur PC (Steam), également disponible sur Nintendo Switch