En 2012, Capcom sortait Dragon’s Dogma, un action-RPG médiéval fantastique « à l’occidentale ». Plutôt bien reçu par la presse, il a ensuite connu un succès d’estime. Sans être un échec commercial, le titre a rapidement été oublié par la majorité des joueurs. Une petite niche d’aficionados n’a pourtant jamais cessé de rappeler à quel point il s’agissait d’un jeu important. Comme vous l’avez peut-être entendu dans l’un de nos podcasts, je fais partie de ces âmes éclairées. Les mauvaises langues diront que ce qui suit manque d’objectivité, que mon rapport à la licence est biaisé, que je ne suis rien d’autre qu’une groupie aveuglée ; les autres comprendront que je maîtrise simplement mon sujet. Qui parlait de manque d’objectivité ?
Oui, j’étais vraiment impatient de découvrir Dragon’s Dogma 2. Pour la simple et bonne raison que le premier opus était et reste aujourd’hui un jeu unique. Il est effectivement difficile de trouver un titre qui transposait à ce point les logiques d’une partie de Dungeons & Dragons (le fait que les initiales soient les mêmes ne doit rien au hasard).
Into the Wild
Des années avant Death Stranding et Elden Ring, le jeu de Capcom nous faisait ressentir comme jamais la sensation du voyage et de l’aventure. Accompagné par trois « Pions » (le nom donné dans l’univers aux PNJ qui nous servent de fidèles compagnons et qui ne sont autre que les Pions principaux d’autres joueurs qui voyagent jusqu’à nous grâce à des failles entre les univers), nous y arpentions les routes pendant de longues heures, y rencontrant des groupes de gobelins, de brigands ou de loups le jour, et de fantômes ou de squelettes la nuit. Rendant voyage rapide exceptionnellement rare, l’exploration devenait l’essence du jeu. Dans Dragon’s Dogma, la découverte des recoins du monde se faisait donc de manière naturelle, en marchant, parce qu’il s’agissait là de notre seul moyen d’arpenter le territoire.
Devil Monster May Hunter
Outre sa manière de nous faire ressentir le temps et la distance, Dragon’s Dogma nous livrait des rencontres anthologiques lorsque nous croisions la route d’une créature plus rare, et donc plus impressionnante. Les combats contre les griffons, les chimères et autres cyclopes mêlaient soudainement des mécaniques propres à la franchise Monster Hunter au système de combat jusqu’ici plus proche d’un Devil May Cry dans sa gestion des coups spéciaux et combos.
Si vous n’avez pas interrompu votre lecture et êtes arrivés jusqu’ici, vous vous demandez sans doute pourquoi je parle autant de Dragon’s Dogma premier du nom dans un test censé être consacré à sa suite. C’est bien simple, parce que ce deuxième opus est extrêmement fidèle au premier, presque au point de pouvoir être davantage considéré comme un reboot que comme une suite. On remarquera d’ailleurs que le chiffre « 2 » est absent du titre sur l’écran principal du menu.
Un nouveau départ
Narrativement parlant, Dragon’s Dogma 2 prend place dans un univers alternatif au premier. Tout recommence de zéro et aucun lien n’est tissé entre les deux histoires. Des histoires qui se ressemblent d’ailleurs beaucoup, dans leurs forces comme dans leurs faiblesses. Une chose est claire : on ne vient pas ici pour l’écriture de la trame de l’intrigue. Sans être mal écrite, celle-ci demeure extrêmement simple : comme dans le premier, on incarne une sorte d’élu appelé l’Insurgé (« Arisen » en anglais), un personnage aux pouvoirs uniques conférés par le touché du dragon. Problème, le jeu commence lorsqu’un imposteur décide de se faire passer pour l’Insurgé, nous envoyant par la même au bagne casser des cailloux.
Si cet enjeu ne réinvente pas la roue, c’est dans sa gestion des quêtes et l’apparition des missions annexes que Dragon’s Dogma me fascine. Contrairement aux codes qui définissent actuellement les jeux en monde ouvert, le jeu de Capcom se veut le plus immersif possible. Pour ce faire, il nous prive de pratiquement tous les indicateurs extradiégétiques habituels. Certes, un marqueur nous indique sur la carte où se trouve l’étape suivante de notre objectif, mais c’est à peu près tout. Cela peut paraît anodin sur le papier, mais une fois plongé dans le monde, la différence est flagrante.
Au début était le verbe
Jugez plutôt : lorsqu’on traîne ses guêtres dans une grande ville où l’on croise une foule de PNJ, certains nous interpellent spontanément pour demander notre aide, d’autres nous articulent quelques banalités lorsqu’on les accoste. Jusqu’ici, rien de bien surprenant. Sauf que voilà, dans Dragon’s Dogma 2 (et ceci diffère du premier opus) aucun marqueur de quête ne vient coiffer les personnages. Vous ne saurez donc jamais si les PNJ que vous croisez sont de simples badins ou des personnages essentiels à votre quête. Il est effectivement fréquent que le simple villageois assis au milieu de la foule ou se promenant en ville à qui on a décidé d’aller parler nous confère une mission pouvant donner lieu à une suite de quêtes nous emmenant aux confins du monde. Lorsqu’on fait une telle découverte, la quête qui s’amorce a des airs d’épiphanie.
De la même manière, il est fréquent qu’on nous demande d’aller rencontrer un personnage dans un lieudit. Très souvent, non seulement la zone de recherche s’avère vaste, mais surtout que les PNJ ne font pas bêtement le pied de grue là où nous sommes censés les retrouver. He oui, dans Dragon’s Dogma 2 les PNJ mènent leur vie et ne sont pas éveillés vingt-quatre heures par jour. Il est donc question pour le joueur de s’immerger dans un monde et dans sa temporalité. Cela échappe aux codes tacites de la plupart des jeux vidéo et ce système n’a d’ailleurs pas manqué de faire pester bon nombre de testeurs. Plutôt que de reprocher à Dragon’s Dogma 2 un système de quête « peu clair », j’y vois un radicalisme de game design.
La carte et le territoire
En parlant de monde, celui de Dragon’s Dogma 2 est tout simplement époustouflant par sa beauté et sa grandeur. Chaque bosquet, chaque sentier de montagne, chaque virage débouchant sur un panorama, chaque découverte de village ou de ruines vous décroche la mâchoire. Ayant parfaitement conscience que l’essence de son jeu reposait sur l’exploration, Capcom a travaillé l’environnement jusque dans ses moindres détails. Et des détails, il y en a ! Pour peu que vous ayez l’âme d’un aventurier, ne pensez pas pouvoir rejoindre un point B depuis un point A en suivant bien sagement le sentier le plus court. Outre les nombreuses rencontres d’ennemis, vous serez en permanence tentés d’explorer une grotte ou d’emprunter un détour intrigant. Jamais un monde ouvert ne m’avait à ce point donné l’impression d’être aussi bien désigné que l’environnement d’un jeu à format réduit. Si vous avez aimé vous perdre dans le monde d’Elden Ring, vous serez ici aux anges.
Les copains d’abord
Je parlais plus haut des similitudes de Dragon’s Dogma avec Dungeons & Dragons. On les retrouve bien sûr dans cette suite. Plus encore que dans le jeu de 2012, les interactions entre votre personnage et vos Pions sont centrales. Les interactions verbales et contextuelles sont bien écrites (même si parfois redondantes) et les interactions physiques parfaitement intégrées. Voir votre personnage faire un « high five » à un Pion lorsque vous venez à bout d’un ennemi procure un sacré plaisir immersif. Le groupe que vous conduirez à l’aventure est vivant et amusant. Si l’IA peine parfois à gérer les reliefs du décor, elle surprend surtout par les initiatives qu’elle prête à vos Pions. L’un d’eux est à terre et vous êtes trop éloigné ou occupé pour aller le relever ? Qu’à cela ne tienne, l’un de vos deux autres Pions peut tout à fait spontanément aller porter votre camarade jusqu’à votre position pour que vous puissiez le soigner.
La richesse de ces interactions se voit encore renforcée par les multiples classes et classes spécialisées qui offrent une grande variété d’associations possibles. Au début du jeu, vous pourrez choisir entre quatre classes principales (pour vous ainsi que pour votre Pion personnel) : Archer, Guerrier, Mage ou Voleur. À celles-ci peuvent s’ajouter ensuite le Champion, le Sorcier, l’Archer-Mage, le Chevalier-Mage, l’Illusionniste et le Conquérant pour autant que vous les découvriez au terme de missions. Surtout, il est possible de changer de classe au bon vouloir et de progresser en rang dans chacune d’elle.
Vous êtes lassés de mettre des grosses patates et de sauter sur le dos des monstres pour les escalader et les éborgner ? Un petit tour chez le maître de classes et vous voilà prêts pour bander votre arc et arroser les ennemis à distance. Je n’ai pas encore essayé toutes les combinaisons possibles, mais ce système s’avère très profond.
L’art de la guerre
Beaucoup de joueurs ont pesté contre le nombre d’animations en combat et la caméra très rapprochée (que l’on peut un peu reculer dans les menus). Si c’est vrai que cela peut être très chargé par moments, cela ne m’a jamais vraiment empêché de combattre comme je le souhaitais, même en tant que guerrier. Si vous trouvez ça trop chaotique, il vous faudra sans doute opter pour une classe de lâche qui fait des dégâts à distance. Ici aussi, les nombreux pouvoirs de classes (qui, gloire à l’Insurgé, ne sont pas livrés dans un arbre de compétences, mais se débloquent de manière quasi linéaire) donnent lieu à de jouissives interactions entre votre personnage et vos Pions.
Faire voltiger vos Pions pour les envoyer sur le dos d’un immense cyclope ? C’est possible. Saisir des blocs de glace créés par votre Pion magicien et les jeter sur le crâne d’un ogre ? C’est possible. Enflammer, geler ou empoisonner les flèches de votre Pion archer avant qu’il ne les décoche ? C’est possible. Quand on sait que les ennemis possèdent des résistances et des faiblesses à certains éléments, il y a de quoi développer de vraies stratégies de combat.
Alors oui, c’est parfois un peu le bordel à l’écran, surtout dans les espaces confinés comme les grottes, et oui, le bestiaire que l’on croise aurait pu être beaucoup plus varié, mais on tient là un système de combat très solide et infiniment plus satisfaisant que dans bon nombre de RPG en monde ouvert (The Witcher 3, si tu nous lit).
Un jeu féérique
Je pourrais encore vous parler du plaisir immense que je prends en jouant à Dragon’s Dogma 2 pendant des pages et des pages. Vous dire combien les découvertes de tel village mystérieux, de tel peuple reculé, de tel paysage ou de telle possibilité de jeu avec l’environnement d’un combat m’ont émerveillé. Si tous ces éléments bien connus des joueurs de RPG sont ici aussi marquants, c’est parce que la liberté que vous offre le jeu (et la confiance qu’il vous fait) vous permet de les découvrir et de le vivre autrement. Afin de ne pas trop déflorer cette expérience, je crois qu’il vaut mieux ne pas trop vous en dire pour vous laisser la surprise de la découverte. Si les quelques lacunes techniques à la sortie du jeu vous ont refroidis : sachez qu’il est désormais parfaitement fluide sur PC grâce à l’ajout récent de la technologie DLSS3.
Certes, Dragon’s Dogma 2 n’est pas un jeu fait pour tous les joueurs, Capcom le sait et ne vise pas le consensus mou. Il s’agit d’une proposition radicale qui nécessite patience et abnégation. Pour peu que vous acceptiez d’user vos semelles sur de très nombreux kilomètres, que vous soyez capables de gérer la frustration d’une expédition interrompue par la tombée de la nuit qui vous empêche de continuer sans risquer de mourir et surtout que vous soyez sensibles à la beauté de la nature (qui s’étend du panorama romantique imposant au simple rayon de lumière qui perce le feuillage d’une dense forêt), alors il s’agit-là d’un jeu à faire de toute urgence. Si j’étais d’humeur lyrique, je citerais maintenant Sylvain Tesson pour dire à quel point la beauté de Dragon’s Dogma 2 dépend de la disposition de votre regard. Oh et puis merde :
« Le mot fée signifie autre chose. C’est une qualité du réel révélée par une disposition du regard. Il y a une façon d’attraper le monde et d’y déceler le miracle. Le reflet revenu du soleil sur la mer, le froissement du vent dans les feuilles d’un hêtre, le sang sur la neige et la rosée perlant sur une fourrure de bête : là sont les fées. On regarde le monde avec déférence. Elles apparaissent. Soudain, un signal. La beauté d’une forme éclate. Je donne le nom de fée à ce jaillissement. » Sylvain Tesson, Avec les fées
Si, selon Tesson, « le merveilleux » est à comprendre comme le surgissement à point nommé d’une beauté qui émane simplement du réel, alors ce que vous fait vivre Dragon’s Dogma 2 est proprement merveilleux.
Note : 10 émerveillements par minute / 10
Testé sur PC. Également disponible sur PS5 et Xbox Series X/S.