Bienvenu dans cet article. On va y parler jeu vidéo et santé mentale, par le prisme du traitement du traumatisme familial et sa transmission intragénérationnelle. Et aussi de crocodile géant.
Face à la déferlante de jeux proposant des univers, des personnages et des intrigues semblables, il paraît difficile d’innover. Pourtant, en sortant South of Midnight, Compulsion Games tente un truc en proposant d’incarner une jeune femme, afro-américaine, protagoniste d’ un récit autour de la question des traumatismes et de l’héritage familial, planté dans le décor poisseux du Sud des États-Unis. J’ai bien aimé ce parti pris, ainsi que le voyage proposé par le jeu. Mais attention, qui dit trauma dit casquette de psy pas loin. Dans cet article, on va donc parler d’abord du jeu, puis de son message. J’ai des choses à dire.
Hazel hop, on y va, en route pour l’aventure !
Si vous avez joué à n’importe quel jeu d’action-aventure de ces dix dernières années, vous n’allez pas être dépaysés avec South of Midnight. Vous allez peut-être même vous sentir même un peu trop à la maison. Est-ce que c’est un moyen pour Compulsion Games de permettre à n’importe qui de se sentir en terres connues dans ce marais ? Un message universaliste ? Toujours est-il que l’impression d’un cahier des charges à cocher est un peu trop évidente.
Un bouton pour sauter, un pour donner un coup rapide, un autre pour un coup plus lent, mais occasionnant plus de dégâts. Un système de combo en alternant les deux. Il y a un double saut, une esquive, une parade. On peut courir sur les murs, on alterne entre phase de plateforme-exploration et arènes de combat. Et comme me l’avait demandé Teiki dans l’épisode du podcast consacré: il y a même des séquences de chargement déguisé durant lesquelles notre héroïne doit se faufiler entre deux éléments du décor [NDTeiki : #sadface].
Hazel qu’elle s’appelle ! Je n’ai pas encore parlé d’elle. Jeune adulte, sportive et juste ce qu’il faut de contestataire, elle s’embrouille avec sa mère qui accorde trop de temps aux démunis, à tel point que les deux femmes sont maintenant en retard pour évacuer leur maison. Un ouragan s’apprête à frapper. La crue rapide va emporter la maison en question et Hazel, en voulant sauver sa mère prise au piège à l’intérieur, ne va pas réussir à courir assez vite et va se noyer. Hé ben, elle est belle ton histoire.
Correctif métissé
Vous vous doutez bien que ce n’est là que le début de l’aventure, puisque soudainement Hazel réapparait sur la berge juste avant son saut fatal et découvre un chemin parallèle qui s’enfonce dans la forêt. Suivant toujours la check-list des jeux d’actions, on va rapidement débloquer des aptitudes surnaturelles à mesure qu’Hazel découvre son rôle de « tisseuse ». Dans le folklore local, on parle de ces êtres comme des « guérisseuses » qui peuvent défaire les mauvais nœuds de la tapisserie de la vie.
Pour rester dans la thématique, Hazel hérite de fuseaux et de crochets, avec lesquels elle va affronter des « hanteurs » (Haints). Derrière ce nom se cache une mise en scène efficace du spectre du traumatisme. Chaque arène, théâtre des combats, a pour origine une « tumeur », sorte de grosse pustule répugnante en discordance totale avec la beauté sublime des décors du Sud. Éliminer les monstres permettra de soigner la région et libérer le chemin pour la suite. On reviendra sur cet aspect du traumatisme plus tard.
Flamboie Bayou, Premier sinistre
Du côté du gameplay, il n’y a donc pas vraiment de surprise dans South of Midnight. On perçoit même une volonté assez évidente de Compulsion Games d’en faire un jeu très accessible. Il n’y a pas vraiment de difficulté si vous avez déjà triomphé de titre comme Jedi Fallen Order/Survivor ou God of War. Pourtant si celle-ci vous rebute, il est possible de l’abaisser et se focaliser sur l’histoire. Les atouts de South of Midnight se trouvent donc plutôt dans son ambiance, ses décors, sa mythologie et sa narration illustré par un level design illustrant parfaitement les histoires de vie que l’on croise.

Certaines séquence demandent d’invoquer le « doudou » d’enfance d’Hazel, Crouton. Il est trop mims et il permet d’accéder à des zones inaccessibles.
Ainsi, chaque niveau s’articule autour d’une personne en souffrance qu’il faudra aider en retrouvant les éléments narratifs du passé. Une fois le récit complété, un esprit sombre tentera de nous arrêter lors d’une course poursuite dynamique. Et sa musique ! Si les accents du Sud sont parfaitement chantants à l’oreille (jouez en VO, même s’il n’est pas toujours aisé de comprendre les nuances, c’est suffisamment rare dans un jeu pour ne pas passer à côté), c’est surtout la bande originale faisant appel à toutes les sonorités typiques de cette région (banjo, blues, rock, etc.) qui m’ont totalement charmée.
Si ce que je vous ai décrit semble familier c’est peut être que vous avez joué à l’excellent Kena: Bridge of Spirit à qui South of Midnight ressemble parfois tellement que je me suis pris à imaginer un cross-over palpitant entre les deux franchises.
C’est un fameux trauma
Assez parlé du jeu, on n’est quand même pas là pour le fun, si ? Abordons un peu la question des traumas, voulez-vous ? Dès le premier écran de South of Midnight, Compulsion Games donne le ton en expliquant que c’est un jeu qui évoque le deuil, la mort, mais aussi l’empathie et la guérison. On est donc pas là uniquement pour taper du monstre et écouter du banjo. Si on peut reprocher à South of Midnight une certaine indolence dans son approche du gameplay, il faut lui reconnaître une excellente intégration du principe de traumatismes. Les arènes de combat citées précédemment illustrent parfaitement cette idée de quelque chose qui est là depuis des années, des décennies, voire même des générations, qui s’installe, stagne, végète, et fini par pourrir également l’environnement.
Pourtant, la solution ne vient pas de l’annihilation du traumatisme, mais des peurs qu’il a générées (les « monstres », agressifs et menaçants). Une fois le champ déblayé, la place est libre pour explorer l’histoire et l’appartenance. Dans chaque niveau, une histoire nous est contée tandis qu’Hazel se sert de ses fuseaux pour mettre en lumière les événements. Elle expose les fibres de la grande tapisserie de la vie (c’est beau le jeu vidéo, quand même). En explorant les zones puis en les « purifiant », on collecte les différents souvenirs, qui redonne du sens à la situation présente et offre une possibilité de rédemption ou d’apaisement, c’est selon, pour la personne en souffrance qui devenait une menace. Celle-ci va prendre d’ailleurs des formes très variées, inspirées justement des mythes et folklores locaux.
D’autres jeux se sont essayé à des thématiques de santé mentale, comme Tell Me Why de Don’t Nod, qui passait par la compréhension d’événements de la vie de la mère des protagonistes pour comprendre les enjeux actuels, Hellblade: Senua’s Sacrifice qui représentait brillamment le quotidien, même romancé, de quelqu’un souffrant de fonctionnement psychotique, ou même Celeste, célèbre pour être une représentation du vécu de dépression de la personne qui l’a réalisé. Mais South of Midnight parvient à nous embarquer dans une expérience empathique, portée par les thèmes musicaux sublimes composés pour l’occasion. Préparez-vous à verser quelques larmes. Pour ma part, l’histoire des deux frères et de l’arbre m’a fait transpirer des yeux.
Tisser des liens
La notion d’acceptation du traumatisme comme partie intégrante de l’individu, plutôt que de viser son combat est donc très réussi. South of Midnight est donc un titre que je recommande comme outil de médiation thérapeutique, s’il y a des psychothérapeutes parmi vous. Pourtant, j’en parlais déjà dans notre podcast, un aspect me dérange et je vais devoir parler franco et verser dans le sacrilège du divulgâchage. Alors si vous voulez vous préserver les surprises, passez directement à la conclusion. Sinon chaussez vos lunettes de psy et allons-y.
La quête d’Hazel est de sauver sa mère. Au sens propre, puisqu’elle doit la sortir de la maison emportée par les flots, mais également au sens figuré puisqu’elle en apprendra plus sur l’histoire familiale et notamment sur la mésalliance qui encadre l’union de ses parents. Comprenez que la grand-mère paternelle n’a jamais pu blairer sa belle-fille. Ce n’est d’ailleurs pas pour rien que l’ancêtre se révèlera être l’antagoniste principale. Le parcours initiatique d’Hazel va la conduire à explorer sa propre histoire de famille, y compris dans des versants qui ne devraient pas la concerner, par exemple le chapitre du Rougarou qui est l’ex de sa mère.
C’est là qu’il y a erreur de casting: la quête d’Hazel se termine bien, mais en réalité cette quête ne devrait pas avoir lieu, car il n’est pas possible pour un ou une enfant de réparer les traumas de ses parents. Ce n’est tout bonnement pas leur rôle. Nombreux et nombreuses s’y sont essayé et c’est un point que l’on cherche à tout prix à déconstruire en thérapie. C’est porter une charge bien trop lourde puisqu’elle incombe à une autre personne.
NDTeiki-en-mode-psy : Je plussoie fortement l’idée de Founet ici, car IRL c’est effectivement un combat sans victoire possible pour un enfant que de se battre pour résoudre les traumatismes de ses parents. Une fin intéressante aurait pu représenter la protagoniste constatant au fur et à mesure qu’elle se soigne elle-même et non sa mère au cours du périple, pour finalement se détacher de l’histoire familiale. Il ne nous reste plus qu’à contacter Compulsion Games pour le scénario du 2.
Transmission impossible
D’ailleurs, si j’étais un peu désenchanté, j’émettrais même l’hypothèse qu’Hazel meurt au début du jeu. Elle ne pouvait pas « courir plus vite » pour atteindre sa mère, cette mission devait rester hors de portée. Ce serait une manière de dire que c’est une tâche impossible et que tout ce qu’elle pourrait en retirer c’est sa propre perte. Alors soit c’est cette métaphore que l’on exprime (seul un pouvoir surnaturel nous permettrait de réaliser l’impensable), soit le message du jeu tombe malheureusement à plat. On ne peut pas réparer les autres à leur place, surtout pas dans sa propre famille.
Vous me rétorquerez peut-être que le jeu vidéo est un média où l’on peut justement s’émanciper des codes de la réalité et penser autrement et vous n’aurez pas tort, mais j’ai la crainte que la vision de Compulsion Games soit un peu candide, ou assez « américaine ». On ne peut pas demander à la jeune génération de réparer les traumas des précédentes, par contre on peut l’outiller pour se délester du poids de cette responsabilité et culpabilité. Ceci peut se faire notamment en étudiant notre propre histoire, celle de notre famille, savoir d’où nous venons, nous aide à mettre du sens et aller de l’avant.
Si vous voulez un superbe exemple de média traitant de façon tout à fait à propos du traumatisme familial et sa transmission intergénérationnelle, je ne peux que vous recommander l’excellent film Encanto de Disney. Sous ses airs de comédie musicale colorée se cache une fresque subtile et criante de cohérence.

N’espérez pas de monde ouvert (et c’est tant mieux). Mais quelques bonus cachés représentent de petites explorations bienvenues.
Ne pas chercher minuit à quatorze heure
Gameplay un peu paresseux (sauf si vous n’êtes pas habitués de ce genre de jeu), thématique originale mais un message qui vise un peu mal, pas terrible alors South of Midnight ? Détrompez-vous, son ambiance est incroyable et son histoire reste très captivante, bien écrite et diablement touchante. J’ai eu envie que Hazel trouve sa voie et j’ai adoré l’accompagner dans cette quête, même si régulièrement je pensais qu’elle se trompait de chemin. Les niveaux sont suffisamment variés pour qu’on n’ait pas l’impression de trop se répéter.
Je recommande donc South of Midnight, comme jeu, mais aussi comme outil de médiation à condition de s’en servir pour illustrer comment le patient ou la patiente se retrouver à porter des choses qui ne lui appartiennent pas. Il est inclus dans le Game Pass, profitez-en pour vous faire une idée. Je suis pour que nous ayons bien plus de jeux de ce type, qui permet de relativiser la question de la santé mentale comme synonyme de manière d’être adapté à notre monde de manière apaisée et non comme absence de maladie. En plus y a un crocodile géant dedans.
Note: 8 Banjo sans Kazooie sur 10
Testé sur PC, également disponible sur Xbox Series et proposé dans le Game Pass.