Été 1994, rives du lac de Neuchâtel, pas loin d’Estavayer-le-Lac. En vacances dans la résidence de villégiature de ses grands-parents, isolé d’autres jeunes, un enfant de 10 ans est sur le point de vivre une expérience traumatisante. Les chaines de TV rediffusent de vieilles gloires du cinéma. Seul devant le petit écran, il retient son souffle au rythme des violoncelles de John Williams. Ce garçon ne mettra plus jamais les pieds dans l’eau sans arrière-pensée.
Bien entendu, il est ici question des Dents de la mer et de l’impact de ce film à de si nombreux niveaux. L’imaginaire du requin, le tourisme à la plage, la réactivation de la peur primaire des profondeurs, ou la manière dont nous envisageons le divertissement de masse, par exemple. Mais aussi la façon dont les liens entre cinéma et jeux vidéo vont commencer à se resserrer, à la fin des années 70. Comme l’explique très clairement le docteur en Études cinématographiques Alexis Blanchet dans son livre Des pixels à Hollywood (2010). Alors que la borne d’arcade Shark Jaws de 1975 proposait d’incarner un plongeur devant éviter les mâchoires du Grand Blanc, aujourd’hui Maneater prend le contre-courant en ouvrant grand le garde-manger de la mer. Il y a du nageur au menu.
Depuis ce fameux été, j’ai développé une passion singulière pour les requins [NDZyvon: Ah c’était toi l’enfant de l’intro!]. Je me suis mis à la plongée sous-marine pour combattre le mal à la racine et tel Chandler dans Friends je ne peux décoller du moindre reportage du National Geographic sur lequel je tombe en zappant. Mais mon plaisir coupable c’est assurément les films, les dauphins des Dents de la mer. Pas les cétacés, mais plutôt les successeurs, les héritiers. Ceux qui ont un minimum de budget pour éviter le ton trop nanardesque, comme Deep Blue Sea, The Shallows, 47 meters down, ou même The Meg (je recommande particulièrement, comme lecture de plage, les deux premiers bouquins de la saga de Steve Alten, dont le film est tiré).
Alors forcément, quand est apparu sur notre radar un jeu avec des requins, je me suis porté volontaire pour mener l’expédition maritime.
Aileron, aileron, petit patapon
Mais assez parlé de moi, vous n’êtes pas là pour que je vous déroule ma vie. Si? Ah, parce que sinon je peux vous raconter les fois où je me suis vraiment retrouvé face à des requins en plongée. Je dois même avoir des photos, attendez. Non, vous êtes réellement là pour le jeu? Ok, ok, alors parlons-en.

Durant les cinématiques, l’histoire est vue de l’autre côté des protagonistes : une équipe de téléréalité qui suit un chasseur de requin bourru. Toutes les actions du jeu sont commentées par une voix off pleine d’ironie.
Maneater c’est un concept évident, puisqu’il est donné dans le titre. On joue un requin-bouledogue bébé, que l’on accompagne sur le chemin vers la taille adulte, en boulottant tout ce qui nous passe sous le nez (que le requin-bouledogue a d’ailleurs bien court). Sur fond d’intrigue parlant de vengeance familiale et de message vaguement écolo, on explore, on dévore, on se bat contre tout ce que les fonds marins ont à offrir. On dépense les nutriments ainsi glanés pour développer un arbre de compétences. Celles-ci s’illustrent par des parties de l’anatomie (tête, corps, nageoires, queue, alouette [NDZyvon: j’ai vraiment googlé « requin alouette » hein.]). Notre squale pourra alors se parer d’artifices naturels pour varier les styles. À choix: plutôt offensif, furtif ou défensif afin de semer la terreur en profondeur et en surface. Cependant en pratique, les différences sont moindres, malheureusement.
Bruce tout puissant*
Je me suis pris au jeu de l’exploration. Et comme on le verra plus tard, c’est un peu le seul intérêt sur la longueur. Parcourir les régions côtières fictives des États-Unis, au fond de l’eau et en surface, avait quelque chose d’hypnotique. La réalisation technique est très bien ficelée, à part quelques rares chutes de framerate lorsqu’il y a trop de bateaux ennemis à afficher en même temps. Les mouvements du prédateur sont très bien rendus et les environnements fourmillent de petits détails à repérer.

Des références pop à foison dans les secrets à trouver. Les développeurs se sont fait plaisir. Ici Arrested Development, mais aussi Cthulhu, le Parrain, les Dents de la mer (évidemment), etc.
Au-delà d’être parvenu à vous recoller dans la tête cet hymne du démon, que vous aviez sûrement réussi à oublier depuis le confinement avec vos enfants, le titre n’est pas choisi pour rien : c’est un jeu vidéo et on y joue un requin, point. Mais pas n’importe quel requin. Un requin de jeux vidéo. Sinon ce serait follement monotone. On se contenterait de dériver dans les courants, de tourner en rond, de croquer un mérou par-ci par-là. De temps en temps, on ferait un petit coucou en surface pour montrer ses quenottes aux mecs qui font des vlog sur YouTube. Non, dans Maneater on incarne une bête qui a la dalle. Le plateau de dégustation de sushi c’est pas pour nous. Tout ce qui possède des os, de la chair ou des nageoires et qui passe à proximité pourra être boulotté.
Bête et méchant bête
Le jeu mérite alors bien son PEGI 18, parce que visuellement l’eau va très souvent se colorer de rouge. Y compris avec le sang plein de cholestérol de touristes américains. Tout est sujet au ridicule, au kitsch et au trente-sixième degré. Ainsi, le message principal du jeu est celui de la revanche de la nature sur la bêtise humaine. L’IA de ces pauvres bipèdes est donc parfaitement adaptée lorsqu’on les attaque et qu’ils se contentent de fuir (un peu) en hurlant, ou de se rouler par terre (beaucoup) en pleurant.
À chaque fois que l’on représente une menace suffisante dans la zone, on peut passer à la suivante. Chacune d’entre elles possède ses environnements (marais, hauts fonds, parc aquatique, etc.) et sa faune propres. Ce qui donne un petit côté « balade à l’aquarium ». Maneater

Ce modèle de requin est équipé d’un sonar de série. Son utilisation en continu réduit la progression à suivre des points clignotants.
Maneater fait indéniablement penser à des jeux du genre de Carmaggedon (1997) pour son côté grotesque, ou à Jaws Unleashed (2006) dont il s’inspire de manière évidente. Mais c’est surtout Deadly Creatures (2009) sur Wii que j’avais en tête en le parcourant. Peu connu du grand public, on y jouait une tarentule qui affrontait les dangers du jardin et d’autres bestioles. Le côté animal y était bien respecté. Il en va de même avec notre requin et ses mouvements fluides.
Il nous faudrait un plus gros jeu
Niveau technique rien à redire, c’est plaisant et fluide. Du côté de la construction de l’exploration et du développement de l’arbre de compétences, rien à redire non plus. C’est efficace et bien pensé. Suivre le scénario absurde de vengeance, digne du pitch du plus mauvais des Dents de la mer (le quatrième, s’il fallait encore le préciser), commenté par une voix off sarcastique du plus bel effet, était également plaisant. Mais c’est un peu tout, en fait. Pas besoin de tourner en rond (avec des cercles concentriques de plus en plus petits autour de la proie), Maneater sonne comme une blague sur le papier et c’est bien de ça qu’il s’agit. Le début demande régulièrement d’évaluer la taille des adversaires. Cependant, dès que le stade « adolescent » est atteint, il suffit de malmener frénétiquement la gâchette droite pour mordre à tout va en restant en mouvement afin de terrasser n’importe quelle autre créature des mers.

Comme dans GTA 5, plus on tue, plus on est recherché. Ces combats représentent clairement la partie la plus barbante du jeu.
Avec des mécaniques de jeu si peu variées et une telle répétitivité dans les objectifs, quarante francs font un peu cher la blague. Et si vous n’avez pas l’envie de jouer les Cousteau aux dents longues en explorant le grand bleu, remontez immédiatement en surface sans palier de décompression. Sans tenir compte des objectifs secondaires, le scénario doit pouvoir se boucler en cinq petites heures. Je me suis bien marré, mais au final, je reconnais surtout une qualité à Maneater, celle d’avoir inventé un nouveau genre vidéo ludique : le swimming walking-sim. doo doo doo doo doo doo.
Note : 5 Sharknado sur 10
Également disponible sur PC et Xbox One.
*Blague de connaisseur…