Croulant sous les délais et autres impératifs professionnels, familiaux, privés, nos vies ressemblent à des brochettes d’ultimatums. Ce n’est pas un joueur de jeux vidéo qui vous dira le contraire : le rythme des sorties de titres « iNcOnToUrNaBlEs » donne le tournis. Qu’à cela ne tienne, il n’appartient qu’à vous de lever le pied. Ça tombe bien, ce mois de mars 2024 marque le retour d’une série de jeux faisant l’éloge de la lenteur et qui appelle à une drôle de contemplation. Mettons un bon disque de stoner rock, ajoutons un peu de whisky dans notre thé et partons explorer des contrées sauvages le plus lentement possible dans Expeditions: A MudRunner Game. Là tout n’est qu’ordre et beauté, luxe calme et conscience écologique (enfin presque).
La genèse de la contemplation éco-décomplexée
Au commencement était Spintires, le projet d’un seul individu, Pavel Zagrebelnyy, né sur Kickstarter, sorti en 2014 et qui consistait à sillonner des routes russes excessivement boueuses aux commandes de véhicules de l’ère soviétique excessivement gros. Suite au succès du titre, Zagrebelnyy est engagé par le studio américain Saber Interactive et accouche d’une suite spirituelle en 2017 : MudRunner, a Spintires Game. La recette reste la même, avec des moyens nettement supérieurs. C’est en 2020 que le concept explose véritablement. Nous sommes en plein confinement lorsque Saber sort SnowRunner, qui reprend tous les codes du précédent, mais en nous parachutant dans des environnements bien plus soignés et variés. Le monde découvre alors la contemplation hautement carbonée.
Beau comme un camion
Dans SnowRunner, il s’agissait toujours de livrer des troncs d’arbre et autres marchandises aussi lourdes que volumineuses, mais pour la première fois la franchise misait sur la beauté des panoramas. On se surprenait alors à ressentir une profonde décontraction à choisir le poids lourd le plus adapté à la mission, arranger nos marchandises sur les remorques, dégager d’épaisses fumées noires dans les grands espaces américains, pour finir par passer trente minutes à essayer de se désembourber. Il n’en fallait pas plus pour voir les heures de jeu défiler infiniment plus rapidement que les kilomètres parcourus. Expeditions: A MudRunner Game est toujours aussi beau et c’est un plaisir de se perdre dans ses étendues sauvages. J’aimerais en dire autant de ses menus, malheureusement toujours aussi mal organisés que dans les titres précédents. Équiper son véhicule, choisir sa mission, cela s’avère parfois aussi fastidieux que le trajet à effectuer.
Cap sur l’Arizona et les montagnes de Dracula
Vous l’aurez compris, il me tardait donc de poursuivre mes pérégrinations motorisées dans ce nouvel opus toujours développé par Saber Interactive. Après avoir parcouru des environnements aussi variés que ceux de Snowrunner (qui nous emmenait dans pas moins de quarante et une cartes différentes au fil de ses DLC), l’idée d’arpenter les déserts rocailleux du Grand Canyon et les forêts des Carpates suffisait à me réjouir. Si à sa sortie Expeditions: A MudRunner Game ne propose que ces deux environnements, il divise déjà ces deux derniers en quatre grandes cartes chacun. C’est donc pour l’heure huit terrains de jeu de deux kilomètres carrés (soit les mêmes dimensions que dans Snowrunner) que nous pouvons parcourir. Et croyez-moi, à la vitesse des véhicules du jeu, ces cartes prennent déjà une éternité à être parcourues de long en large. Surtout, on peut d’ores et déjà compter sur le studio pour enrichir le tout au fil de très nombreux contenus additionnels.
Le Diable est dans les détails
Parlons-en, de ces environnements. Ce qui frappe d’emblée, c’est le soin apporté par les développeurs à chaque parcelle de terrain. Rarement, deux kilomètres carrés de pixels auront bénéficié d’une telle méticulosité. Cela est particulièrement frappant dans les maps en Arizona et au Colorado. Forcément moins boueux (ou neigeux) que les terrains parcourus jusqu’ici dans la franchise, les déserts de l’Ouest n’en sont pas moins retors. Le sol est jonché de cailloux, rochers et mini cratères qui représentent tous des défis particulièrement exigeants et stimulants.
On pourrait regretter que les Carpates présentent un relief et une végétation déjà vus dans les épisodes précédents, elles permettent pourtant de souffler un coup et de se changer les idées entre deux missions corsées autour du Grand Canyon. En tout, ce sont septante-neuf missions que propose le jeu à sa sortie : cinq rapides qui composent un tutoriel puis trente-sept dans chacun des environnements. C’est déjà énorme, surtout qu’à ces missions qui composent la trame de base, s’ajoutent une infinité de contrats secondaires qui parsèment toutes les cartes.
Death Stranding, en 4×4
Venons-en justement à la principale nouveauté de cet Expeditions: A MudRunner Game, à savoir les missions. C’est ici que quelques frustrations risquent de commencer à apparaître. Comme son nom l’indique, Expeditions mise essentiellement sur, roulement de tambours, des expéditions. Comprenez donc qu’il ne sera plus question de transporter de volumineuses marchandises. Oui, vous avez bien lu : fini le béton et les rondins de bois ! Il s’agit sans doute d’un deuil à faire, mais ce que nous perdons en pesanteur et en démesure, nous le gagnons en exploration. C’est ici toute l’idée des développeurs : livrer un jeu d’exploration lente et motorisée. Une exploration d’ailleurs un brin facilitée par l’ajout d’objets qui nous permettent de nous remettre sur pattes après un tonneau ou de poser au sol des points de treuils (il faut dire que sans ça le désert d’Arizona manquait un peu d’arbres auxquels s’accrocher).
Ce n’est pas la destination qui compte, mais le chemin parcouru
La physique des véhicules, malgré une petite tendance à trop rebondir, étant toujours aussi bien gérée et les environnements étant particulièrement réussis, cette exploration est indéniablement grisante. J’apprécie particulièrement cette incitation à la lenteur qui nous permet de prendre la mesure du relief, de la profondeur des cours d’eau, des obstacles et autres points d’accroche. Rares sont en effet les jeux qui parviennent à ce point à vous faire rompre avec les nombreuses incitations à la rapidité qui peuplent notre quotidien. Malheureusement, le traitement de l’environnement pose quelques problèmes de cohérence.
Dissonance ludonarrative
J’en arrive au principal problème du jeu. Les développeurs ayant dû se dire que des missions qui consistent à transporter des marchandises lourdes dans la nature à l’aide de camions extrêmement polluants n’étaient plus tout à fait dans l’air du temps, ils tentent maladroitement de conférer une dimension écologique à leur jeu. Ainsi, la quasi-totalité des objectifs présente un vernis environnementaliste ou carrément écologique. Ce n’est pas un problème en soit, mais cela s’avère totalement incohérent avec les mécaniques du jeu.
En effet, j’y vois un réel problème de cohérence diégétique : la plupart des objectifs (aller poser une caméra pour observer la faune, repérer une épave grâce à un drone, sonder des sols, trouver la source de pollution d’une rivière, etc.) pourraient être accomplis par un piéton. Là où, dans Mudrunner ou Snowrunner, les gros camions étaient indispensables puisqu’il s’agissait de transporter des immenses cargaisons, je demande ce qui motive ici notre personnage à saccager le décor avec son 4×4 pour aller… préserver la faune et la flore. Cela donne lieu à quelques aberrations (voir captures d’écran) qui auraient pu être comiques, si elles ne trahissaient pas une forme d’opportunisme de la part des développeurs.
Le jeu vidéo comme catharsis
Derrière cette maladresse se cache une incompréhension profonde de ce que permet le jeu vidéo. Ce dernier me permet précisément de libérer, voire de sublimer, quelques pulsions que je ne laisserais jamais s’exprimer autrement. Vous craignez que conduire des gros camions qui polluent dans un jeu me donne envie d’aller cracher du diesel aux commandes d’un tracteur XXL ? Au contraire, le jeu vidéo me permet de faire des expériences qui ne m’intéresseraient pas en temps normal et de vivre des vies qui ne sont pas les miennes. J’ai des milliers d’heures sur des FPS, et pourtant je n’ai jamais pensé à tuer quelqu’un (enfin plus depuis longtemps, les médicaments sont efficaces).
Assurément, ce défaut ne prive pas Expeditions: A MudRunner Game de ses grandes qualités, mais cela lui confère malgré tout un goût étrange, le goût de la malhonnêteté intellectuelle que j’ai de la peine à avaler. Allez, si les équipes de Saber mettent au point un multijoueur (annoncé, mais pas disponible au lancement) mieux codé que celui de Snowrunner et ce sera pardonné.
Classe énergétique : E (réalité) / A (prétentions)
Testé sur PC, également disponible sur PS5, PS4, Xbox Series, Xbox One et Nintendo Switch